publié dans J.FERAL et E.PERROT (dir.),Le Réel à l’épreuve des technologies, Presses Universitaires de Rennes,2013.
Quand la photographie électrique, en séries, sera introduite sur la scène, […] la projection pourra se dire toute-puissante et peu de choses lui seront refusées. Adolphe Appia[1].
Effets d’absence ou scène augmentée ?
L’analyse la plus courante, lorsqu’on se penche sur l’intégration de l’image vidéo dans la mise en scène contemporaine, repose sur le postulat que la palette expressive du théâtre s’en trouverait à chaque fois élargie : écrans et moniteurs permettraient d’accroître l’efficacité de la représentation théâtrale, faisant même naître selon certains chercheurs une forme de « scène augmentée »[2], au sens où l’on parle d’une « réalité augmentée » pour désigner l’hybridation du réel et du virtuel. La complexification des modes de présence de l’interprète, le croisement des espaces-temps fictionnels ou le développement de niveaux narratifs autonomes, tels qu’ils résultent de l’introduction de ces images sur la scène, viendraient simplement enrichir des moyens scénographiques et dramaturgiques déjà éprouvés, sans remettre en cause leurs modes de fonctionnement ordinaires.
Ce postulat d’une addition des langages de l’image et de la scène, qui était déjà celui des avant-gardes historiques lorsque, dès 1916[3], elles imaginaient d’associer projection cinématographique et représentation théâtrale, mérite aujourd’hui d’être réexaminé. Depuis le milieu des années 1990, en effet, sont apparus des dispositifs scéniques qui, en privilégiant des écrans de très grandes dimensions, l’absence durable des acteurs sur le plateau ou le caractère intrusif de l’appareillage technique, inaugurent une nouvelle direction de travail dans l’histoire déjà longue des relations entre la scène et l’image projetée : la variation des registres de présence[4], explorée par Jacques Poliéri, Josef Svoboda et la scène expérimentale américaine dans les années 1960, puis systématisée par tant de metteurs en scène et de chorégraphes au cours des décennies suivantes, laisse en ce cas la place à ce que je serais tenté d’appeler des « effets d’absence ».
En 1994, le monologue Slight return, de l’auteur et metteur en scène new-yorkais John Jesurun, enfermait l’interprète, pour toute la durée de la représentation, à l’intérieur d’un cube de bois de 2 mètres de côté posé sur la scène. Seule une rangée de 5 moniteurs vidéo, suspendus devant ce cube aveugle, permettait aux spectateurs de suivre ce qui se passait à l’intérieur et de voir indirectement l’interprète. La même année, Le Marchand de Venise de Shakespeare, dans la réalisation de Peter Sellars, accompagnait la presque totalité de l’action scénique par sa captation vidéo, filmée en direct depuis la scène, puis retransmise sur des moniteurs suspendus au-dessus des rangées du public. Aucun emplacement dans la salle ne lui permettant de regarder simultanément le plateau et le moniteur le plus proche, le spectateur était donc conduit à diriger ses yeux alternativement vers l’un ou vers l’autre, conscient de ce que chacun de ses choix l’obligeait à renoncer aux informations venues de la scène (réelle ou électronique) qu’il cessait un instant de regarder, et même dans une certaine mesure de voir. Par ailleurs, la présence insistante sur le plateau de micros et de caméras (souvent portés par des acteurs), comme de moniteurs et d’ordinateurs, créait autour des interprètes tout un « arsenal électronique »[5] qui modifiait en profondeur les relations interpersonnelles en interférant de manière répétée dans leur jeu.
Ces exemples, choisis parmi d’autres, constituent les prémices d’une évolution qui, en quelques années, s’est accentuée. Bien loin de contribuer à la mise en place d’une « scène augmentée », ajoutant aux prestiges les plus anciens du théâtre l’écho des technologies les plus récentes, l’intégration à très fortes doses de l’image électronique dans la représentation théâtrale tend, chez différents metteurs en scène, à s’accompagner d’une raréfaction, d’une destructuration, voire d’une quasi-disparition de l’action scénique. Ce sont ces « effets d’absence » que je me propose ici d’examiner en prenant appui sur deux productions allemandes et une italienne, réalisées entre 2002 et 2004 : Le Maître et Marguerite, mis en scène par Frank Castorf d’après le roman de Boulgakov[6] ; Pablo au supermarché Plus, spectacle conçu et réalisé par René Pollesch[7] ; et Twin rooms, une création de la compagnie Motus[8]. En préalable, cependant, je présenterai rapidement le cadre interprétatif général dans lequel s’inscriront ces analyses.
Révolution numérique et spectacle vivant
Parmi les multiples mutations que connaissent les sociétés contemporaines, il en est deux qui entraînent des conséquences importantes pour les arts de la scène, conduisant à une redéfinition des protocoles et des enjeux de leurs manifestations. La première est ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution numérique », l’extension, à des domaines toujours plus nombreux de la vie sociale ou privée, des technologies de l’informatique et des réseaux. Celles-ci, sans que nous en soyons toujours conscients, transforment en profondeur nos systèmes de représentations, au sens le plus littéral du terme : c’est-à-dire les stratégies par lesquelles nous construisons une série d’états intermédiaires (donc de transitions, de négociations, etc.) entre la présence et l’absence, le « da » et le « fort » du jeune enfant que regardait jouer Sigmund Freud[9]. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication – c’est une banalité de le remarquer – nous amènent de plus en plus souvent à composer avec ces états intermédiaires, ces absences rendues presque présentes, ces présences partiellement absentes, dont la gamme ne cesse de s’étendre. D’où l’hypothèse, formulée notamment par Hans-Thies Lehmann, selon laquelle les arts de la scène, mettant en jeu la présence plutôt que la représentation[10], assumeraient aujourd’hui une fonction compensatrice en regard de la place grandissante qu’occupent les simulacres techniques dans nos vies : le théâtre et la danse permettraient de retrouver l’épaisseur et le grain de la présence corporelle, chargeant celle-ci d’une aura (au sens de Walter Benjamin) dont aucune image enregistrée, fût-elle interactive, ne peut se revêtir. La présence physique constituerait ainsi le nouvel horizon d’attente des arts de la scène, la performativité leur nouvelle grammaire.
La seconde mutation est le fractionnement des collectivités préexistantes, des solidarités familiales, locales ou professionnelles, et l’isolement croissant de l’individu dans une masse humaine qui, physiquement présente, lui demeure pourtant étrangère. Pour reprendre les analyses de David Le Breton[11], le sujet occidental contemporain se construit à partir d’une série de coupures symboliques par rapport au monde, à ceux qui l’entourent mais aussi à sa propre existence corporelle. La perception en commun d’une même œuvre, dans un même temps et dans un même lieu, prend de ce fait une valeur particulière. Sans aller jusqu’à penser, comme Denis Guénoun, que le rassemblement du public dans une salle confère, à lui seul, une dimension politique au théâtre[12], on peut considérer que le partage du sens et de l’émotion, dont Schiller faisait déjà l’une des clés de l’utilité morale du théâtre[13], permet la construction d’un sentiment de communauté rendu plus précieux encore aujourd’hui. Comprendre et ressentir, de manière éphémère, ce que comprennent et ressentent les inconnus assis autour de lui devient ainsi un élément fondateur de l’expérience du spectateur de théâtre, à la différence de celui de cinéma dont l’attention, sans cesse relancée par le montage, se concentre presque exclusivement sur l’écran.
Il résulte de ces différents facteurs que le double phénomène de la coprésence (du public face aux acteurs, des spectateurs entre eux) constitue très vraisemblablement l’un des enjeux principaux de la « séance théâtrale » aujourd’hui : si nous nous rassemblons encore au théâtre, c’est en premier lieu pour y voir des acteurs en vrai et pour vivre à plusieurs, simultanément, la même expérience artistique. Suivant cette hypothèse, l’introduction des nouvelles technologies sur la scène, qui résulte de la nécessité pour le théâtre de nouer plus fortement le lien avec le monde actuel en mettant en jeu nos façons de vivre, de communiquer, de penser, entre donc en contradiction avec l’attente d’une forme même éphémère de refondation communautaire. Sans doute est-ce là l’une des raisons pour lesquelles se trouve généralement privilégié le traitement en direct de l’image, puisqu’il conserve la dimension temporelle (et parfois même spatiale, lorsque l’action filmée est visible sans l’intermédiaire de la caméra) de l’expérience partagée. Dans ce régime, largement dominant, l’image vidéo permet de regarder différemment une action scénique elle-même directement visible des spectateurs. Ainsi peut-elle servir, paradoxalement, à maintenir d’une certaine façon le sentiment de coprésence entre la scène et la salle, en s’inscrivant dans une boucle de validation réciproque : l’écran, recevant la trace lumineuse de l’action scénique, lui prête l’effet d’autorité et de vérité qui émane de toute image enregistrée, tandis que le plateau témoigne de la conformité entre ce que montre l’écran et ce qui s’accomplit sur ses planches.
L’écran comme scène rivale
Bien autrement en va-t-il des réalisations scéniques qui, comme celles précédemment évoquées de Castorf, de Pollesch ou de la compagnie Motus, prennent le parti de déjouer avec une radicalité beaucoup plus grande les protocoles de la double coprésence : celle de la scène et de la salle, de par l’absence durable d’acteurs sur le plateau ; celle des spectateurs entre eux, de par la transformation partielle d’un public de théâtre en public de cinéma, c’est-à-dire en un regroupement d’individus séparés les uns des autres par le pouvoir de fascination des images. L’attente d’un instant de partage se trouve ainsi déçue, la représentation théâtrale refusant de constituer, devant la performance d’interprètes de chair et d’os, le rassemblement d’une communauté de sens et d’émotions.
D’autres productions – de Denis Marleau et Zaven Paré, par exemple[14] – poussent ce refus plus loin encore, jusqu’à l’exclusion complète des interprètes vivants sur la scène, en ne donnant à voir que des masques sur lesquels sont projetés les traits des acteurs. À la différence de ce « théâtre de l’effacement »[15] intégral, cependant, les trois productions dont il sera question ici ont pour caractéristique commune de nouer la présence à l’absence : les acteurs participent physiquement à la représentation, mais l’action scénique, en les dérobant à notre regard ou en ménageant des obstacles à celui-ci, nous interdit l’accès direct à leur performance. La tension est ainsi plus forte de ce que l’objet du désir est là, que nous le savons, mais que la jouissance nous en est refusée.
Dans la mise en scène du Maître et Marguerite par Frank Castorf, par exemple, le dispositif scénique de Bert Neumann est constitué principalement d’un long bungalow vitré occupant presque toute la largeur de la scène, et que surmonte un écran de projection de grandes dimensions. À sept reprises, pendant des plages temporelles de six à quinze minutes totalisant exactement un quart du spectacle (62 minutes sur quatre heures de représentation), aucun acteur n’est physiquement présent sur la scène : seule la médiation de diverses caméras et de l’écran nous permet d’assister aux séquences interprétées en temps réel derrière le décor, dans une forme de studio de télévision ou de « coulisse électronique » (pour reprendre cette expression à Giorgio Barberio Corsetti[16]) où sont reconstitués la Judée de Ponce Pilate et les immeubles de Moscou. La clinique psychiatrique du docteur Stravinski, elle aussi visible uniquement sur l’écran, est figurée par une cellule et une cabine de douche formant un sas entre le bungalow vitré et le studio de télévision. Quant aux scènes qui se déroulent dans la maison du Maître ou dans celle de Marguerite, elles sont jouées dans une petite chambre construite au-dessus du bungalow et jouxtant l’écran du côté cour : les acteurs peuvent alors être simultanément aperçus dans l’encadrement de la fenêtre de cette chambre, comme si le public les regardait depuis une rue, et vus de très près sur l’écran, grâce au cameraman qui les filme à l’intérieur de la pièce. Le sentiment de frustration qui naît de la prise de conscience que les actions visibles sur l’écran ont lieu en direct, mais dans un hors champ visuel, se trouve encore renforcé du fait que les acteurs, lorsqu’ils sont physiquement présents sur la scène, restent presque toujours séparés des spectateurs par la paroi transparente formant la façade du bungalow, lui-même placé en retrait sur le plateau – un dispositif que le scénographe Bert Neumann a déjà réalisé pour une autre mise en scène de Castorf : Les Démons, d’après Dostoievski, en 2000. Aussi n’est-ce qu’à travers le double obstacle de la distance et d’une vitre de plexiglas que déplacements, mimiques et gestes nous parviennent généralement, comme en partie désincarnés, lorsqu’ils n’apparaissent pas seulement sur l’écran. Ce choix scénographique n’est évidemment pas sans incidence sur la perception : la captation du spectacle conservée par la Volksbühne permet ainsi d’entendre l’interpellation, suivie d’applaudissements, d’une spectatrice demandant de parler plus fort aux acteurs qui dialoguent derrière la paroi transparente.
Dans Pablo au supermarché Plus, de René Pollesch, les parts respectives de la présence réelle et de la présence à l’écran sont exactement l’inverse de celles du Maître et Marguerite : pour un spectacle d’une heure et demie, les apparitions physiques des acteurs ne totalisent guère plus qu’une petite vingtaine de minutes[17], tandis que l’écran vidéo qui surplombe la scène de la Rollende-Road-Schau[18] de la Volksbühne de Berlin ne s’éteint jamais. Aussi, plus fortement encore que dans la mise en scène de Frank Castorf, les interprètes évoluant sur scène ou bien parmi les spectateurs ont-ils à rivaliser avec ceux qui, souvent en très gros plan, continuent d’occuper l’image. La plus grande part de l’action scénique, filmée en direct, est dissimulée aux yeux du public par un vaste container rouge qui, disposé latéralement du côté cour, fait à la fois office de loge et de « coulisse électronique », tandis qu’une estrade latérale, côté jardin, est destinée à la régie technique. Quelques rares et minuscules instants de jeu à l’intérieur du container peuvent toutefois être aperçus grâce à une ouverture ménagée telle une fenêtre sur sa façade, mais partiellement occultée par un rideau de lanières scintillantes et l’inscription « BILLIG » (‘pas cher’). Machine à produire la frustration du public de théâtre, ce dispositif scénique semble n’avoir pour fonction que d’attester de la présence des acteurs à l’intérieur du container, tout en les soustrayant à la vue en direct pendant les trois-quarts du spectacle.
Twin rooms, pour sa part, repose sur un principe entièrement différent. Dans cette réalisation de la compagnie Motus, librement inspirée du roman Bruits de fond (White Noise) de Don DeLillo ainsi que de films d’Abel Ferrara, de Gus Van Sant et de Wong Kar-wai, le public se trouve face à un double espace scénique que surmonte, de façon gémellaire, un double écran de projection vidéo : tandis que le décor construit sur le plateau représente, séparées par une cloison percée d’une porte, la chambre et la petite salle de bains d’un motel américain, les deux écrans disposés juste au-dessus ont exactement la même forme et les mêmes dimensions que l’encadrement des deux pièces. À l’exception de quelques brefs noirs à l’écran ou de moments d’obscurité sur la scène, ces quatre fenêtres ouvertes sur l’action mobilisent alternativement le regard du spectateur sans que celui-ci parvienne à percevoir la totalité de ce qui s’accomplit sous ses yeux : prenant brusquement conscience d’une modification survenue dans l’un ou l’autre des espaces concurrents, il est sans cesse conduit à déplacer le foyer de son attention.
La discontinuité et le sentiment de confusion qui résultent de ces multiples réagencements oculaires sont encore agravés par les jeux de redoublement, de variation, de prolongement visuel ou de contrepoint expressif que produisent l’alternance, sur les écrans, des images filmées en direct depuis différentes caméras fixes ou mobiles, ainsi que l’introduction de quelques séquences enregistrées. Enfin deux techniciens, l’un tenant une caméra, l’autre un micro au bout d’une perche, viennent fréquemment s’interposer entre les acteurs présents sur la scène et le public, de sorte que la perception pleine et entière du jeu se trouve contrariée : celui-ci, le plus souvent dirigé vers les caméras plutôt que vers le public, tend d’ailleurs à se rapprocher des codes cinématographiques, donnant aux spectateurs le sentiment d’assister non à une représentation théâtrale, mais au tournage d’un film. La construction même de l’espace scénique, encombré de meubles et fermé par des murs parallèles qui rendent difficile la perception du fond de scène, renforce cette impression d’un plateau destiné à être filmé plutôt que regardé par un public de théâtre.
Le théâtre affaibli
À l’intérieur de chacune de ces trois productions, l’action scénique se trouve donc déplacée, occultée ou gênée par le (mais aussi au profit du) dispositif filmique, tandis que l’image vidéo, de grandes dimensions, puissamment éclairée et surplombant la scène à la manière des écrans géants utilisés dans les concerts de rock ou certains meetings politiques, s’impose brutalement aux regards. Le théâtre cesse ici de se définir comme le lieu de la manifestation de corps vivants, ou même comme celui de la rencontre ou de l’hybridation entre la réalité physique et l’image projetée, pour devenir celui d’un combat inégal entre, d’une part, une scène matérielle affaiblie ou marginalisée, et d’autre part une « scène » électronique usant de tout son pouvoir de sidération.
Cet affaiblissement des moyens propres du théâtre ne résulte pas seulement du dispositif scénique ni de la relégation d’une grande partie de l’action hors de la sphère de visibilité immédiate. La rivalité de la scène et de l’image s’accompagne en effet, chez Castorf et Pollesch, d’un déséquilibre très accentué entre leurs fonctions dramaturgiques respectives. Dans Le Maître et Marguerite, l’écran se fait l’instrument privilégié du gag visuel (la démarche chaloupée d’un chat de dessin animé pour accompagner Woland chantant Sympathy for the devil[19], la tête de Berlioz tranchée par les roues du tramway, les mésaventures du directeur du Théâtre des Variétés transporté loin de Moscou), du gag verbal (les messages publicitaires d’une salle de cinéma porno), en même temps qu’il accueille un grand nombre des moments-clés du roman de Boulgakov (la confrontation de Ponce Pilate et de Yeshoua, les scènes de la clinique psychiatrique, la rencontre de Marguerite et d’Azarello, l’envol vers la nuit de sabbat, etc.), traitées de manière dramatique ou comique. Le bungalow vitré, en revanche, abrite un médiocre snack-bar décoré de l’inscription au néon « I want to believe » et un salon équipé d’un billard. Dans cet espace entièrement dédié à l’attente, les personnages bavardent, fument, boivent, déplacent les sièges, font un peu de rangement, paressent sur un canapé, pique-niquent, etc. Son rôle peut même apparaître plus dérisoire encore, à la faveur de certaines brèves entrées en scène : on voit par exemple l’un des pensionnaires de la clinique sortir de l’écran, pousser la porte du sas qui le conduit sur le plateau, directement à la vue du public, prendre une boisson dans le réfrigérateur du snack-bar puis s’en retourner dans sa chambre à l’écran, réduisant ainsi l’espace théâtral à la fonction d’une simple réserve d’accessoires dans le hors-champ de l’image.
Par contraste avec une action scénique si ténue ou si ralentie, l’écran se charge d’un jeu beaucoup plus intense : cadrés en plan serrés, regardant très souvent la caméra ou même s’adressant à elle, les acteurs surenchérissent en expressivité à la façon des utilisateurs amateurs d’une webcam. Ainsi, lorsque Marguerite a perdu la trace du Maître, voyons-nous l’actrice Kathrin Angerer, miaulante de colère et de désespoir, errant à quatre pattes entre des immeubles miniatures, regarder alternativement l’objectif et les fenêtres éclairées ; puis, lorsqu’elle apprend du démon Azarello qu’elle pourra sauver son amant si elle accepte de se rendre à une nuit de sabbat, la jeune femme, multipliant les grimaces, les balbutiements comiques et les manifestations d’étonnement face à une caméra qui étire ses traits tant elle s’est rapprochée, prend longuement les spectateurs à témoins devant l’étrangeté du personnage et de sa proposition.
Dans Pablo au supermaché Plus, les rares apparitions matérielles des acteurs s’accompagnent de brusques décharges d’énergie (cris, explosions de colère) ou d’instants ludiques (boniment et vente au public, jeux, brèves traversées de la scène) formant contraste avec l’action qui se déroule à l’intérieur du container, presque entièrement constituée de prises de parole à l’écran. Pour ces dernières, le regard-caméra, micro tenu à la main juste devant la bouche, est de règle : les interprètes, cadrés en gros plan, s’adressent de façon posée, complice ou détendue aux spectateurs comme s’ils parlaient à la télévision. Violemment éclairés, démesurément agrandis par la projection, accompagnés d’une musique d’ambiance syncopée aux tonalités latino-américaines, leurs visages s’imposent visuellement au-dessus de la scène. Et si les propos, comme souvent chez Pollesch, sont autant de textes-manifestes inspirés d’études sociologiques, ponctués de grossièretés, et qui semblent aléatoirement distribués entre les interprètes, ils affirment cependant des prises de positions politiques ou socio-économiques qui font de l’écran une tribune[20]. L’entrée en scène, dès lors, n’apparaît que comme une parenthèse dans la série de ces prises de paroles, un bref instant d’exutoire pour les frustrations dont elles témoignent – à moins que, comme dans le numéro de karaoké sur lequel s’achève la représentation, elle ne scelle définitivement l’asservissement de la performance théâtrale à l’image médiatique.
La présence recomposée
J’avançais précédemment l’hypothèse selon laquelle le sentiment de coprésence entre la scène et la salle peut connaître une forme de réélaboration – voire, en certains cas, de renforcement – par l’intromission des écrans, la diffusion en direct de l’image venant offrir un autre point de vue sur une action théâtrale déjà visible des spectateurs, dans un double système de validation réciproque. Ce n’est cependant pas ce qui se vérifie avec Le Maître et Marguerite de Castorf : d’abord parce que, comme dans le spectacle de René Pollesch, l’écran n’y redouble généralement pas la scène physique, chaque site développant ses propres séries d’actions plus ou moins autonomes ; mais aussi parce que, dans les rares moments où cela se produit, la relation entre les deux points de vue s’établit plutôt suivant le modèle du trucage à l’image et de son explication sur le plateau. Ainsi le vol de Woland et de sa troupe est-il réalisé par les acteurs couchés sur le dos et agitant les jambes dans le salon du bungalow, leur reflet dans un miroir oblique placé au-dessus d’eux étant filmé par une caméra puis projeté sur l’écran.
Twin rooms, pour sa part, use largement du dispositif vidéo pour donner aux spectateurs un autre point de vue sur l’action scénique, mais à l’intérieur d’une économie toute particulière, car c’est l’image qui restitue sa pleine lisibilité à un jeu théâtral éloigné et difficilement perceptible en raison de l’encombrement du plateau. Grâce à elle, nous n’avons pas seulement accès au détail de l’expression ou des gestes des acteurs ; nous découvrons aussi, par exemple, que la sortie de l’une des protagonistes, Eva, n’est qu’une feinte, et que celle-ci reste cachée près de la porte-fenêtre de la chambre pour épier les conversations ; puis que la même Eva, quelques temps plus tard, se glisse entre deux lits sans que les autres personnages s’en aperçoivent et que là, allongée sur le sol, elle regarde une série de clichés photographiques. Caméras et techniciens contruisent donc un espace sous contrôle, une « scène surveillée »[21] où rien ni personne ne paraît pouvoir échapper aux regards.
Mais c’est aussi l’image vidéo qui, par le montage des plans (ou par leur juxtaposition sur les deux écrans contigus, à la manière d’un effet de split-screen), peut rapprocher les corps et raccorder les regards d’interprètes éloignés l’un de l’autre ou semblant s’ignorer sur le plateau, alors même qu’ils sont en train de dialoguer. Procédé habituel au théâtre puisqu’il permet au public de se percevoir comme destinataire indirect de la réplique, le décrochage du face-à-face entre les interlocuteurs se trouve ainsi corrigé par le système de projection. De façon comparable, monologues et confessions, dits par les acteurs face à l’objectif, se révèlent sur l’écran être adressés aux spectateurs. Véritable machine de vision, au sens développé par Paul Virilio[22], le dispositif formé par les diverses caméras, la régie technique et les écrans, s’il contribue en premier lieu à disloquer l’image scénique en quatre fenêtres concurrentes, permet donc en certains cas de recomposer les situations énonciatives et de restituer à l’action dramatique sa cohérence, sans qu’il soit toujours possible de décider si celle-ci a été déconstruite sur le plateau pour produire un effet de surthéâtralisation ou pour recréer les conditions d’un tournage.
Accueillant parfois, sous forme de séquences pré-enregistrées, les souvenirs ou les rêveries des protagonistes, les écrans servent aussi à piéger l’attention du public, en particulier dans les séquences qui reprennent, pendant de longs instants, les plans fixes en provenance de caméras de surveillance. Alors qu’il a pu vérifier, depuis le début du spectacle, que l’image électronique de la salle de bains coïncide exactement avec son original sur le plateau, le spectateur découvre à plusieurs reprises un certain nombre de différences : assis sur les W.-C., le protagoniste masculin, Jack, est entièrement habillé à l’écran alors qu’il porte seulement un pantalon dans la réalité. Un peu plus tard, un caniche, qui n’apparaît qu’à l’image, fait son entrée dans la même salle de bains : sans que le public ait pu s’en rendre compte, la captation en direct depuis la caméra de surveillance a laissé place à une séquence pré-enregistrée par celle-ci. Répétée en boucle, l’entrée du petit chien prend alors le sens d’un prolongement imaginaire – et ironique – du dialogue : deux acteurs, sur scène, rejouent en effet une situation extraite du film de Gus Van Sant My own private Idaho, dont on peut entendre simultanément la bande sonore :
(Voix de Mike) : Si j’avais eu des parents normaux, une éducation à peu près correcte, j’aurais pu devenir un mec assez équilibré je crois.
(Voix de Scott) : Ça dépend de ce que t’appelles normal.
(Voix de Mike) : C’est vrai ouais. Enfin, je veux dire des gens normaux, du genre papa, maman, avec un chien, ce genre de conneries… Normaux… normaux. Non, j’avais pas de chien.[23]
Par ces légers décrochages, l’image vidéo commente et, dans une certaine mesure, élargit les significations de l’action scénique ; mais, dans le même temps, le jeu des différences, en focalisant durablement l’attention, détourne les spectateurs de l’interprétation des acteurs et parasite la communication théâtrale. L’effet de distraction qui en résulte tend donc à se rapprocher de celui des procédés, bien plus appuyés, dont use Frank Castorf dans sa mise en scène du Maître et Marguerite : par exemple lorsque, dans les premiers instants de la représentation, l’écran fait défiler comme sur un affichage lumineux les slogans publicitaires burlesques d’une salle de cinéma porno (« Vous ne voulez pas vous FÂCHER avec votre FEMME ? OK ! OK ! OK ! Restez tranquillement chez vous et regardez ARD ou ZDF[24] – MAIS – MAIS – MAIS RÉFLÉCHISSEZ BIEN, chez nous aussi vous êtes assis au PREMIER RANG »), tandis que les acteurs interprétant les deux écrivains Berlioz et Biezdomny ont commencé d’échanger leurs points de vue sur la personnalité réelle de Jésus à l’intérieur du snack-bar.
Pour ce qui concerne Twin rooms, cependant, le principal obstacle à l’établissement d’une relation directe entre acteurs et spectateurs réside, comme je l’ai déjà évoqué, dans le caractère intrusif de l’appareillage technique. En plus de deux caméras de surveillance placées dans la salle de bains, on peut d’abord relever la présence de deux ou trois techniciens (selon les représentations), munis de caméras sur pied et placés au milieu du public, qui filment l’action scénique depuis des angles de vue identiques à ceux des spectateurs, mais avec des effets de zoom ou de cadrage modifiant l’échelle et orientant la vision. Surtout, un perchiste et un cameraman, évoluant à l’avant-scène puis à l’intérieur du décor, s’imposent visuellement dans la proximité immédiate des comédiens, quand leurs silhouettes ne se découpent pas tout simplement devant eux ; au bout d’une vingtaine de minutes (soit environ au quart de la représentation), ces deux hommes, par leur comportement de plus en plus étrange et envahissant, commencent de s’affirmer comme personnages autonomes, sur les marges de l’action principale. Nous les voyons ainsi se filmer eux-mêmes, prendre la parole pour se désigner comme Vladimir et Damir, poser devant les caméras de surveillance de la salle de bains, écrire sur son miroir, dialoguer entre eux (pour rejouer, par exemple, l’extrait de My own private Idaho précédemment cité), mais aussi commenter d’une mimique humoristique ou imiter les échanges entre les deux protagonistes, les amants Jack et Cate qui vivent la fin de leur relation amoureuse. Ponctuée d’extraits de la bande sonore et de situations empruntées à Snake eyes (Dangerous game) d’Abel Ferrara, lequel prend justement pour argument la réalisation d’un film sur la défaite d’un couple, l’action de Twin rooms multiplie donc les parallélismes et les interférences entre fiction théâtrale, fiction cinématographique, tournage d’un film et préparation d’un spectacle, allant jusqu’à interrompre les acteurs dans leur jeu pour faire entendre les conseils que leur donne, en voix off, l’un des deux metteurs en scène de la compagnie Motus, Enrico Casagrande[25].
Ce n’est toutefois pas seulement la pleine jouissance d’une action dramatique, portée par des acteurs sur un plateau de théâtre, qui se trouve ainsi refusée dans ces trois productions par le dispositif de captation et de projection vidéo : l’image, elle aussi, connaît de fréquents parasitages dus aux apparitions, en amorce dans le cadre, de la perche d’un preneur de son, d’un micro, voire d’une autre caméra et du cadreur qui la manipule. Même la présence à l’écran des interprètes et le déroulement du récit filmé sont ainsi contrariés par les approximations volontaires du dispositif technique, le média cessant d’opérer comme une simple médiation pour agir à la manière d’une gêne ou d’un encombrement.
Les relations interpersonnelles à l’intérieur de la sphère mimétique, par exemple, se voient fréquemment déconstruites par la présence de la caméra et le pouvoir d’attraction qu’elle semble exercer sur les comédiens, selon un régime qui relève des usages télévisuels, non de la fiction cinématographique. C’est en particulier massivement le cas dans Pablo au supermarché Plus : à lui seul, le recours systématique au micro tenu à la main signifie que le véritable destinataire de la réplique n’est en aucun cas un autre « personnage » (pour autant qu’on puisse encore utiliser ce terme dans l’analyse des spectacles de René Pollesch), ni même simplement un partenaire de jeu, mais bien, comme dans une émission télévisée, le public devant l’écran. Les gros plans sur les visages face à l’objectif et la succession des prises de parole détachées confirment donc ce qu’annonce la simple visibilité du dispositif de prise de son : le refus de constituer toute apparence de dialogue à l’image autant que sur une scène. Cette juxtaposition de discours solipsistes apparaît d’ailleurs d’autant plus surprenante que les interprètes multiplient les gestes de tendresse ou de complicité les uns à l’égard des autres. L’enlacement familier des corps, souvent filmés au repos (assis ou couchés) à l’intérieur du container, fait ainsi contraste avec un dispositif énonciatif exclusivement orienté vers le spectateur.
Comme j’y ai déjà fait allusion, plusieurs séquences filmées du Maître et Marguerite voient elles aussi des interprètes se détourner de leurs partenaires de jeu pour regarder avec insistance la caméra : prise à témoin, interrogation muette, expression d’inquiétude, d’amusement ou d’embarras. C’est en particulier ce que font à diverses reprises Marguerite face aux étranges propositions d’Azarello ou de Woland, le directeur du Théâtre des Variétés Stepan Likhodieiev devant le contrat prétendument signé de sa main que lui présente le même Woland, ou bien Biezdomny dans sa cellule, expliquant au directeur de la clinique psychiatrique curieusement allongé à côté de lui qu’il a parlé avec un homme ayant vécu à l’époque de Ponce Pilate, puis l’entendant dire qu’il peut quitter la clinique quand il le veut. Dans chacune de ces situations, l’interpellation du spectateur par le regard-caméra crée une forme de déliaison de la relation dialoguée (les autres interprètes présents à l’image continuant de s’adresser à leur partenaire comme si de rien n’était), en même temps qu’une mise en perspective de la situation de double énonciation propre à la communication théâtrale. C’est donc, à certains égards, la recomposition d’un effet de coprésence (et peut-être, par là, une rethéâtralisation) qui s’opère à l’intérieur du dispositif vidéo, l’adresse au public par le biais de l’image venant renouer une relation que l’interposition du média électronique travaille par ailleurs à défaire.
Le vivant comme désordre
On pourrait encore relever, dans la mise en scène de Castorf comme dans le spectacle de la compagnie Motus, plusieurs moments de jeu avec les caméras de surveillance : par les poses affectées qu’ils prennent devant elles, ou par les regards qu’ils leur lancent, les personnages soulignent qu’ils sont conscients d’être filmés, voire tentent d’établir une communication avec ceux qu’ils imaginent être en train de les regarder depuis leurs écrans de contrôle. De tels instants ludiques, qui contribuent eux aussi, au moins indirectement, à rétablir l’adresse au public, participent par ailleurs d’un régime particulier de la relation aux images, lequel mérite d’être examiné plus attentivement. Car si l’image vidéo est omniprésente dans ces trois productions, si son intégration à l’intérieur de la représentation théâtrale déplace, menace, mais sans doute aussi recompose les modes opératoires de celle-ci, les formes qu’elle adopte sont loin d’être indifférentes.
Il est frappant de constater, en premier lieu, qu’un spectacle aussi nourri de souvenirs cinématographiques que Twin rooms ne convoque jamais, à l’écran, que des images cadrées approximativement: soit que les comédiens entrent et sortent indifféremment du champ des caméras de surveillance ; soit que les images, filmées avec une caméra tenue à bout de bras, aient le tremblé et les incertitudes propres à ce type de prise de vue ; soit encore que, même équipés de caméras sur pied, les cadreurs usent d’une maladresse affichée pour suivre les déplacements sur le plateau, se laissant fréquemment surprendre par une sortie du cadre ou par un geste brusque qui traverse le premier plan. De manière plus générale, effets de zoom et mouvements de caméra s’effectuent sans fluidité, avec de brefs à-coups, des passages au flou, de fréquents recadrages et des réajustements qui, s’ils peuvent rappeler certains plans mouvementés dont Abel Ferrara a trouvé l’inspiration chez John Cassavetes, soulignent aussi la médiation opérée par l’image électronique en révélant la présence des opérateurs occupés à recueillir les traces de l’action scénique. Qu’ils naissent du contraste entre la fixité des caméras de surveillance et la motilité des corps qui s’inscrivent dans leur champ, ou bien des difficultés apparentes qu’éprouve le cadreur à suivre les interprètes dans leurs déplacements, les ajointements incertains de la présence scénique et de la présence à l’écran interdisent qu’on oublie l’existence de la machine de vision ni le contrôle qu’elle exerce sur les activités du plateau.
Les choix esthétiques qui président au traitement de la plupart des images du Maître et Marguerite[26], dans la réalisation de la Volksbühne, sont plus déconcertants encore. Souvent portées, les caméras cadrent ici encore de façon approximative les acteurs, s’attardent sur des détails insignifiants, multiplient les perspectives déformantes et les accidents de prise de vue (mouvements involontaires, difficultés de mise au point, passages inopinés dans le champ, etc.). Pendant la rencontre de Yeshoua et de Ponce Pilate, en particulier, on peut voir nettement, se détachant sur la coulisse, le bord de la toile du décor représentant un paysage de Judée ; puis la précipitation des serviteurs pour remplir la baignoire du procurateur romain bouscule le cadreur et sa caméra dont l’objectif, pendant toute la suite de la séquence, conservera les gouttelettes d’eau projetées par les éclaboussures du bain.
Mais, à d’autres moments de la représentation, l’écran accueille aussi diverses séquences soit simplement reprises de caméras de surveillance (cinq minutes de plan fixe au ras des rails, dans l’attente du tramway qui tranchera la tête de l’écrivain Berlioz), soit relevant d’une forme de pratique amateur ; par exemple des images de Moscou qui pourraient avoir été filmées par n’importe quel touriste parcourant les rues de la ville, ou bien les scènes tournées dans la petite chambre du Maître et de Marguerite, comparables aux vidéos visibles sur YouTube ou les blogs d’Internet : absence durable de montage, cadrage vacillant, défocalisations, glissements d’un personnage à l’autre pour suivre les prises de parole, etc. Même les trucages réalisés à l’aide de la vidéo numérique, en incrustant un élément filmé en direct sur un fond pré-enregistré, affichent la maladresse d’un clip amateur de par la différence des températures de couleurs et l’absence du moindre raccord entre les deux plans de l’image : ainsi de la tête de Berlioz roulant entre les rails du tramway, d’un acteur en frac dansant sur le jeu d’échecs des acolytes de Woland, ou bien du directeur de théâtre Stepan Likhodieiev se retrouvant dans un désert qu’on lui présente comme la ville de Scheveningen (et non celle de Yalta où il croyait être…), puis fuyant un chasseur noir armé d’une sagaie en plein cœur de la savane africaine.
Cette esthétique de la webcam et du film vidéo amateur contraste donc fortement avec la présence affichée des équipes techniques comme aussi avec la puissance des moyens de diffusion utilisés : très grandes dimensions de l’écran, luminosité et définition de la projection, etc. Même le spectacle de René Pollesch, s’il tend davantage à se rapprocher du régime télévisuel de l’image – en particulier avec l’usage visible des micros, qui placent les comédiens dans la position classique du journaliste ou du présentateur –, s’en écarte résolument en raison du traitement informel du cadrage et de l’absence de montage. D’une durée de près de quatre minutes, le premier plan projeté après le noir initial, par exemple, fait office de scène d’exposition : micro à la main, l’une des actrices (Christine Groß) présente différents objets disposés à l’intérieur du container ainsi que ses cinq partenaires de jeu et un chien, apparemment endormis, comme vivant ensemble dans ce lieu. Nous la voyons à chaque fois demander « Was ist denn das ? » (‘Qu’est-ce que c’est que ça ?’), puis la caméra tenue à l’épaule va chercher l’objet ou le comédien ainsi désigné, s’en approche, pivote pour le recadrer dans l’image, enfin revient par le même chemin jusqu’au visage de la jeune femme qui attend d’être de nouveau face à l’objectif pour reformuler sa question.
De façon plus marquée encore que dans la mise en scène de Frank Castorf, la caméra de Pablo au supermarché Plus explore les lieux avec une maladresse voulue, traquant la source des voix lorsqu’elle n’est pas immédiatement perceptible à l’écran ou bien musant pour découvrir les activités – souvent minimales – des différents occupants, les surprendre dans leurs moments d’intimité, recueillir leurs propos, etc. L’absence presque complète de montage conduit à de très longs balayages optiques dans l’espace intérieur du container, à des plongées brusques, des rotations, des allers-retours qui accompagnent chaque mouvement du caméraman et semblent suivre les déplacements spontanés de son regard. Dans ce champ infiniment mobile, les interprètes disparaissent et reparaissent par simple glissement dans l’image, sans que l’enchaînement de ces apparitions ne construise un récit, au sens cinématographique du terme, ni qu’il engage véritablement autre chose que de simples variations thématiques ou rythmiques à partir de la situation initiale.
S’il est un trait commun aux trois productions qui viennent d’être évoquées, c’est bien, on le voit, d’associer en une combinaison inédite et fortement déstabilisatrice pour le public théâtral l’hyper-présence des écrans, la minoration ou le confinement hors champ de l’action scénique et le traitement informel des images projetées. Si, en première analyse, on peut être tenté d’établir une relation d’homologie entre la place accordée au dispositif vidéo dans ces spectacles et celle qu’occupent généralement écrans ou moniteurs dans nos vies (faisant ainsi de ce nouveau paradigme des relations entre la scène et les images le reflet des mutations en cours dans la société), il apparaît clairement que Frank Castorf, René Pollesch, Enrico Casagrande et Daniela Nicolò se refusent à faire des « scènes » électroniques qu’ils convoquent sur le plateau les simples véhicules des images produites par l’industrie cinématographique ou médiatique, ni de leurs imitations même lointaines. En puisant leurs modèles dans les pratiques visuelles les moins élaborées, les metteurs en scène affaiblissent significativement le pouvoir de fascination des écrans et, surtout, tentent de compenser par le regard-caméra, le débordement du jeu ou la présence perceptible de l’opérateur les « effets d’absence » de l’acteur sur le plateau : d’une certaine façon, l’introduction massive du dispositif vidéo sur la scène théâtrale s’accompagne par là de son propre correctif.
Mais la prédilection pour les modèles de la webcam, de la caméra de surveillance ou du film amateur, avec les approximations visuelles qu’elle induit, doit sans doute aussi s’interpréter sur un autre plan. À peu près entièrement affranchie de la grammaire filmique, l’image vidéo projetée sur la scène fait toujours apparaître un corps, dans toute sa singularité désordonnée : soit en trahissant chaque mouvement de celui qui porte la caméra et de son regard qu’elle prolonge, soit en soulignant, par le contraste avec sa propre immobilité, les hésitations et les accidents ordinaires de la vie. Image ensauvagée ou instabilité dans le cadre, l’humain apparaît à chaque fois comme désordre et inadéquation, c’est-à-dire dans une tentative de prise de distance à l’égard des habitudes visuelles qui fondent le régime moyen de l’imagerie médiatique. Parmi les diverses façons dont le théâtre compose un espace de mise en perspective critique face à l’industrialisation des médias et du divertissement, le double jeu de la frustration des attentes et du décentrement des images par les énergies du vivant n’est sans doute pas l’une des moins efficaces.
DIDIER PLASSARD,Professeur en études théâtrales Université Paul Valéry - Montpellier III Rédacteur en chef "Prospero European Review".
[1] Adolphe Appia, « Notes de mise en scène für Den Ring des Nibelungen » (1891-19892), Œuvres complètes, vol. 1, L’Age d’homme, Lausanne, 1983, p. 114.
[2] Analogie proposée notamment par Antonio Pizzo (université de Turin), lors de la journée d’études Faire écran : le théâtre et son ailleurs selon Giorgio Barberio Corsetti, université de Lille III, 20 janvier 2009. En toute rigueur, cependant, l’appellation de « scène augmentée » devrait exclusivement s’appliquer aux dispositifs théâtraux mettant en jeu des effets de réalité virtuelle.
[3] Voir Pierre Albert-Birot, « À propos d’un théâtre nunique », SIC, n° 8-9-10, août-octobre 1916, rééd. Jean-Michel Place, Paris, 1980, p. [64].
[4] Concept développé par l’équipe « Théâtre et cinéma » du Laboratoire de recherches sur les arts du spectacle du CNRS ; voir Béatrice Picon-Vallin, « Hybridation spatiale, registres de présence », in B. Picon-Vallin (dir.), Les Écrans sur la scène, L’Age d’homme, Lausanne, 1998, pp. 28-29.
[5] Frédéric Maurin, « Usages et usures de l’image – Spéculations sur Le Marchand de Venise vu par Peter Sellars », ibid., p. 96.
[6] Der Meister und Margarita, mise en scène de Frank Castorf d’après le roman de Mikhail Boulgakov, création le 14 juin 2002 à Vienne dans le cadre des Wiener Festwochen. Reprise le 9 novembre 2002 à la Volksbühne de Berlin.
[7] Pablo in der Plusfiliale, spectacle de René Pollesch, création le 26 mai 2004 à la Volksbühne de Berlin.
[8] Twin rooms, spectacle conçu et réalisé par Enrico Casagrande et Daniela Nicolo, compagnie Motus, création le 9 février 2002 à Venise dans le cadre de la Biennale.
[9] Voir Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Payot, Paris, 1968, p. 52.
[10] Hans-Thies Lehmann, Postdramatisches Theater, Verlag der Autoren, Francfort/Main, 1999, p. 146. Je me réfère ici à l’édition allemande plutôt qu’à la traduction française (L’Arche, 2002), par endroits fautive et surtout amputée d’un tiers par rapport au texte d’origine.
[11] Voir David Le Breton, Anthopologie du corps et modernité, PUF, Paris, 1990.
[12] Voir Denis Guénoun, L’Exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Circé, Belfort, 1998, p. 10 ; et, pour une brève discussion de cette thèse qui, de mon point de vue, confond l’institution d’un espace religieux et celle d’un espace politique : Didier Plassard, « Théâtre et politique – L’écriture de la violence dans Fin de partie et En attendant Godot », Études théâtrales, n° 20, Centre d’Études Théâtrales, Louvain, mars 2001, p. 79.
[13] « […] quel triomphe pour toi, ô Nature, […] de voir des hommes de toutes les classes, de tous les pays, […] devenus frères par la toute-puissance de la sympathie, […] se fondre de nouveau en une seule famille […]. Chaque spectateur partage le ravissement de tous, et reflété par mille yeux, ce ravissement revient avec plus de force et d’éclat dans son cœur, qui n’est alors rempli que d’un seul sentiment, celui d’être homme » (Friedrich von Schiller, « Le théâtre considéré comme institution morale », Mélanges philosophiques, esthétiques et littéraires, trad. par F. Wege, Paris, Hachette, 1840, pp. 385-386).
[14] Voir, par exemple, le double dossier « Modernité de Maeterlinck – Denis Marleau » publié dans Alternatives théâtrales, n° 73-74, Bruxelles, juillet 2002, et celui sur Le Théâtre des oreilles de Valère Novarina dans Alternatives théâtrales, n° 72, Bruxelles, avril 2002 (pp. 8-23).
[15] Zaven Paré, « Sur le théâtre des oreilles – Sur le théâtre de l’effacement », Alternatives théâtrales, n° 72, pp. 17-20.
[16] Voir D. Plassard, « Dioptrique des corps dans l’espace électronique : sur quelques mises en scène de Giorgio Barberio Corsetti », in B. Picon-Vallin (dir.), op. cit., pp. 149-170.
[17] Calcul réalisé à partir de l’enregistrement vidéo du spectacle, Pablo in der Plusfiliale, Volksbühne Films, 2005.
[18] Conçue par le scénographe Bert Neumann comme un « container théâtral mobile », la Rollende-Road-Schau de la Volksbühne est une scène sous chapiteau ouvert qui permet la diffusion de spectacles, de concerts, de films ainsi que différentes animations, principalement dans les zones périphériques qui « résistent au théâtre ». Voir Hannah Hurtzig, RRS – Rollende-Road-Schau vom Rosa-Luxemburg-Platz, Das mobile Container-Theater der Volksbühne, Alexander Verlag, Berlin, 2002.
[19] Comme le rappelle Castorf, cette chanson des Rolling Stones est directement inspirée de la lecture par Mick Jagger du roman de Boulgakov.
[20] « Parce que la pièce […] a été donnée en première au Festival de la Ruhr, co-financé par les syndicats, Pollesch réfléchit aussi méchamment que possible au désarroi avec lequel les syndicats réagissent à un capitalisme de plus en plus dur et à la rupture des systèmes de protection sociale. D’une part, [il] exprime sa solidarité avec les mouvements de protestation contre le néo-libéralisme. Mais dans le même temps Pollesch, marginal professionnel, fait clairement apparaître la frontière qui le sépare du courant ‘classes moyennes’ du DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund) : quand on n’a encore jamais appartenu au centre social, on prend connaissance avec un léger malin plaisir de la manière dont les garanties des citoyens sont brisées. Et l’on s’en remet à l’économie parallèle, aux réseaux sociaux et aux trucs utilisés par les marginalisés pour assurer leur survie. » (Peter Laudenbach, in Der Tagesspiegel online, 28 mai 2004, cité d’après le site Internet du Goethe-Institut : http://www.goethe.de/kue/the/nds/nds/aut/pol/stu/frindex.htm#plusfiliale).
[21] Cf. Georges Banu, La Scène surveillée, Actes Sud, Arles, 2006.
[22] Voir Paul Virilio, La Machine de vision, Galilée, Paris, 1988.
[23] Gus Van Sant, My own private Idaho, film long-métrage, New Line Cinema, États-Unis, 1991. C’est la version doublée en français de ce film qui était utilisée pendant les représentations de Twin rooms. Sur scène, cependant, les acteurs répétaient ces répliques en italien, donnant à entendre deux fois le même texte avec quelques légères transformations.
[24] Chaînes de télévision allemandes.
[25] Le second est Daniela Nicolò.
[26] Il faut cependant remarquer qu’un petit nombre de séquences sont filmées de façon plus académique : le cadrage est fixe, et la régie en direct crée des effets de montage champ / contrechamp en alternant les sources de la prise de vue. C’est le cas, par exemple, du deuxième intermède filmé montrant Ponce Pilate, lors de sa discussion avec Caïphe.